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Là d'où je viens a disparu de Guillaume Poix
Paru le : 3 Septembre 2020
ISBN : 978-2-07-287617-2
Nb de pages : 288
Prix : 19.50 euros
Extrait :

Ça fait bizarre parce que pendant vingt ans on sait quasiment heure par heure où est son môme, je veux dire où est concrètement son corps, avec qui il est, on connaît son emploi du temps parce qu’il est affiché sur le frigo, on le trimballe au judo, au foot, au théâtre, on calque ses congés sur les vacances scolaires, on passe littéralement tout son temps avec lui et du jour au lendemain, il se fait la malle, on reçoit un vague texto toutes les deux semaines et on se surprend à marcher en ville et à se dire peut-être que je vais le croiser. Peut-être que je vais croiser mon fils dans la rue – à l’improviste. Peut-être que je vais pas courir assez vite pour le choper à ce croisement avant qu’il bifurque et disparaisse. Peut-être que je vais aller dans un magasin dix minutes après lui, le vendeur aura eu coup sur coup le fils et le père mais personne en saura rien. Peut-être que je vais l’éclabousser avec mon Duster un soir qu’on rentrera du Pathé et qu’il m’insultera, il dira enfoiré d’automobiliste, il le criera, et moi j’entendrai pas. Peut-être qu’on sera dans la même salle pour voir le même film mais comme y aura je sais pas combien de clampins, on se croisera pas. Peut-être qu’on s’achètera le même set de trois boxers chez Celio mais qu’on aura aucune chance de savoir, quand on se verra pour un déjeuner un dimanche, qu’on porte les mêmes sous-vêtements, que nos organes sont si je puis dire mou- lés dans le même coton, issu du même rouleau de tissu au départ, coupé par les mêmes machines, emballé par les mêmes mains. Peut-être qu’on aura le même urologue, un jour qu’il paniquera à cause des accidents répétés qu’il s’explique pas ou qu’il se demandera pourquoi je suis pas circoncis alors que papa l’est et qu’il envisagera l’opéra- tion pour plus de confort parce que j’en sais rien ça lui convient pas d’être comme il est, ou qu’il aura des fuites prématurées et que moi, en plus de tout ça, je ferai mon dosage de PSA. Peut-être qu’on lira le même magazine dans la salle d’attente. Peut-être qu’on sera trop stressés pour lire un magazine. Peut-être qu’on sera juste sur nos téléphones parce qu’on lit de toute façon plus les magazines des salles d’attente qui datent de Mathusalem. Peut-être que je ressentirai rien s’il lui arrive un truc. Peut-être que s’il se fait renverser par un scooter, qu’il glisse sous un camion, qu’il est au mauvais endroit au mauvais moment, je le sentirai pas dans mon cœur ou dans mon ventre, que j’aurai aucune intuition, que ça me viendra pas à l’esprit, que je serai en train de faire un truc naze type tondre la pelouse, récurer les chiottes, repeindre un volet, boire un café au PMU, faire visiter un deux-pièces miteux près de la gare, pisser sur une aire d’autoroute, sortir une poubelle ou me branler, peut-être que je recevrai aucun signe, que je me ferai laminer par un coup de fil des flics, de l’hosto, d’Hélène, peut-être que j’en saurai rien si son cœur s’arrête alors que c’est en partie moi qui ai fait qu’il a commencé à battre. Peut-être que j’en saurai rien quand il sera déjà froid depuis quelques heures et que de mon côté je me rendrai même pas compte que je suis vivant.

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