Nous sommes unis par des actions clandestines destinées à empêcher la disparition complète de notre ville. Nous occupons le terrain et nos pensées en nous concentrant sur la lutte minuscule, obstinée, que nous menons contre la politique urbanistique. Les circonstances nous obligent à la prudence et au soupçon. Nous ne nous réunissons pas, nous nous croisons. Nous échangeons, en nous frôlant, des informations, des données, des projets, sous la forme de petits papiers pliés, de codes à déchiffrer, de dessins ésotériques, de clefs USB cryptées. Nous nous relayons pour maintenir les derniers espaces encore en friche, les protéger, en étendre la portée. Nous ajoutons des palissades ici, nous en enlevons là. Nous creusons une tranchée ou déposons un tas de sable pour gêner le creusement d’une canalisation, la construction d’une rampe. Nous brisons des vitres en douce. Nous renversons des installations de chantier. Nous volons des uniformes. Nous bousculons des officiels. Nous répandons de l’eau sur les routes juste avant les grandes gelées. Nous interceptons des trente-trois tonnes et nous les renversons sur la chaussée. Nous dirigeons des dirigeables. Nous allumons des lampes ultra-puissantes là où la nuit devrait régner. Nous coupons des alimentations. Nous détournons des circuits. Nous dynamitons les grands ensembles par petites tranches.

Les autorités préemptent, elles intimident, leurs délégués font monter les enchères, ils utilisent tous les moyens pour nous isoler, circonscrire nos mouvements, approfondir encore notre solitude et notre petitesse. Parfois ils viennent en costume avec de la politesse et de bonnes intentions mais parfois leurs interventions sont plus musclées. Nous faisons en sorte que le nettoyage auquel ils s’emploient soit légèrement retardé, empêché par de petites scories griffant le paysage. Nous sommes affairés, discrets, méfiants, subtils, nous communiquons par gestes. Et, comme une vraie camaraderie s’installe peu à peu entre les membres de notre groupe, nous échangeons aussi nos noms, histoire de mettre entre les corps de chacun des balises qui nous tiennent à la bonne distance les uns des autres, ni trop près, ni trop loin. Il y a Sturm, Macha, Clarisse, Fox, Gell, Filasse, Full, Oscar et moi. Nous répétons ces noms comme un mantra, le mot de passe qui ouvre à notre désobéissance civile. Et nous qualifions aussi chacun d’entre nous d’un seul mot pour marquer à la fois notre connivence et le peu de curiosité que nous avons pour nos passés respectifs. Sturm est simplement le puissant, Fox le nerveux, Clarisse la nordique, Filasse le berger, Gell le sauvage, Macha la frisée, Full le taciturne, Oscar le dandy et moi, Lily, la secrète.