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Un journal de rêve de Guy Hocquenghem
Paru le : 9 Février 2017
ISBN : 978-2-07-270911-1
Nb de pages : 320
Prix : 22.00 euros
Extrait :

LE RESSAC DE MAI
1970-1976




Jeunes gens de 1972, il n’est pas sûr que vous vieillissiez jamais. Où sont-ils ceux qui nous ont dit il y a quelques années : « Vous verrez, vous aussi vous prendrez de l’âge et de la cravate. Vous vous rangerez... » ? Alors, plutôt que d’accepter l’ignoble loi du nécessaire vieillissement, plus d’un d’entre nous aujourd’hui sent pousser en lui, vénéneuse et chérie, tout ensemble, la fleur morbide et consolante du rêve suicidaire. D’autres s’immobilisent, retenant leur souffle, appesantis par le besoin que tout s’arrête, comme englués et paralysés, déjà figés par ce qui se murmure d’une voix troublante dans nos cauchemars éveillés : être saisis ainsi, avant que tout ne soit retombé, alors qu’est encore lisible sur nos visages tourmentés le ressac de Mai. Que se fixe l’histoire comme un cliché qui nous suspend dans un geste encore héroïque d’être au lendemain d’une veille de révolution.
D’autres encore ont déjà senti en eux la très douce extinction des désirs, l’amollissement d’une dérive qui s’achève en se sabordant au port; ils ont insensiblement coulé au sein d’abysses silencieux. Comme un film qui ralentit et s’endort... Ce film, c’est Absences répétées de Guy Gilles, où sombre ainsi en lui-même notre frère. Ce qu’on appelle «la drogue».
Il y a un an encore, plus d’un gauchiste ne voyait dans les suicides de jeunes prisonniers que la monstrueuse bavure d’un système pénitentiaire à dénoncer en tant que tel. Et certes, cette réaction – car il s’agissait d’une réaction, non d’une action – pour être compréhensible n’était pas moins regrettable: essentiellement individuelle, alors que, chacun le sait, le problème est de s’unir pour vaincre... Alors, je ne peux pas m’empêcher de redire le brutal intérêt que j’ai porté à ces prisonniers suicidés, et à l’un d’entre eux d’abord, Gérard Grandmontagne , Et de m’apercevoir qu’autour de moi, la principale « activité » gauchiste qui nous reste porte précisément ces temps-ci sur ce et ces suicides .
Oui, une chaîne suicidaire nous relie aujourd’hui intimement à ceux qui se mutilent, se pendent, s’anéantissent en prison. Autrement, nous n’oserions même en parler. Nous avons trop rêvé, nous marchons sur les tapis d’écailles qui sont tombées de nos yeux.

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