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Achab (séquelles) de Pierre Senges
Paru le : 20 Août 2015
ISBN : 978-2-07-014995-7
Nb de pages : 624
Prix : 24.00 euros
Extrait :
La vérité sur l’issue d’un combat
[1910] Il a fallu se défaire de son harpon et de son câble : selon la version la plus répandue, le vieux capitaine a plongé avec la baleine jusqu’au fond, il a éprouvé la noyade pendant qu’elle interprétait son agonie de cétacé, autrement dit une agonie interminable : l’écume, les milliers de tonnes et l’âme s’élevant au ciel en brassant l’eau salée. En vérité, Achab s’est presque immédiatement détaché de sa proie, il est remonté à la surface : les témoins auraient dû le voir réapparaître, joyeux bouchon de champagne, vainqueur, ricanant du ricanement des vilains de feuilleton quand ils triomphent in extremis, immoralement. (Se détacher de sa proie : la preuve de son habileté ? de sa désinvolture ? de sa lâcheté ? d’une infidélité inexplicable après tant d’années de chasse en commun ? Ou bien, malgré sa réputation de capitaine maudit, la preuve de sa chance de coquin, à qui la Fortune, enfin, enfin, montre ses dents.)
Achab ne dira pas le contraire : pendant deux ou trois minutes, le temps d’une chanson, il a été fixé à la baleine, et pendant ces trois minutes (il veut bien appeler ça portion d’éternité), il a entamé auprès d’elle une vie de couple amphibie, éphémère, ébauchant un avenir commun sous six pieds, sous six mille pieds d’eau : elle, continentale, impérieuse, éblouissante même par grands fonds, étrangère à toute forme de susceptibilité, capable au contraire de tout avaler, le navire et ses passagers, la taille d’un estomac disant tout de la capacité d’un être à amortir les coups durs de l’existence. (C’est du moins l’impression du capitaine tout au long de ces trois minutes : pendant ce temps, il se bouche les oreilles et croit rendre son âme goutte après goutte.) Il connaît la sardine, un peu l’anchois, au vinaigre, et certaines variétés de morue en beignet, en brandade, mais la baleine, la baleine blanche, Moby Dick en personne, seulement par ouï-dire, et toujours de loin ; à la toute fin de sa vie de marin, le temps de la harponner (si on en croit les témoins), de se laisser harponner par elle, d’entamer le rodéo le plus rude mais le plus clownesque de l’histoire de l’Amérique océane, le temps de se noyer, il a dû s’infliger une leçon de cétologie accélérée : mœurs, anatomie, forme, tonus musculaire, tout, à commencer par cette peau semblable à rien, comparable à rien, dans quoi il a cru voir, incrustés là depuis si longtemps, des maravédis de l’époque des Rois Catholiques. La baleine en retour, quand elle saisit son capitaine, elle le regarde de près, elle le compare à ce qu’elle croyait connaître des hommes : pendant ces trois minutes, elle s’offre elle aussi des leçons d’anthropologie : l’anatomie, les apparences, les intentions, l’énergie du désespoir, le grotesque supporté par la poussée d’Archimède, la virilité combinée avec les impuissances, la coriacité quand même, la boucle du ceinturon, et la tendresse – le ris de veau du fond de son âme.
Trois minutes, pas une de plus : Achab ne se voit pas faire le tour du monde accroché à Moby Dick, retenir sa respiration, respirer en urgence chaque fois qu’elle daigne rejoindre la surface, puis à nouveau se boucher le nez et se nourrir de ce que qu’il trouve, des invertébrés, des délicatesses gélatineuses – jamais, croix de bois, croix de fer, il ne s’est rêvé un avenir de pendentif fixé, mais lâchement, aux flancs de la baleine, pour faire joli : il préfère la séparation.
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