Claro
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entretien avec Claro - Chair électrique 
La chaise électrique – motif principal de ton roman – a-t-elle déjà donné lieu à une mythologie chez les écrivains américains ou est-ce un point de vue européen qui soutend ton regard ?

Curieusement, la chaise électrique apparaît peu dans la littérature américaine, même si elle fait une fracassante apparition dans certains textes, par exemple dans Le Bûcher de Times Square, de Robert Coover, où l'auteur imagine que les époux Rosenberg sont grillés en place publique au cours d'un spectacle abracadabrant où Nixon se fait enculer par l'Oncle Sam. Serait-elle encore tabou dans l'imaginaire yankee? C'est possible, encore que certains artistes s'y soient intéressés, comme Warhol, et que l'obscène annuaire des condamnés à mort, Death Row, reste un immense succès de librairie aux États-Unis. Mon point de vue n'est pas tant européen que machinique; pour moi, la chaise électrique s'inscrit dans la grande lignée des machines célibataires, elle est inscrite en filigrane dans l'appareil de torture de La Colonie pénitentiaire de Kafka. Elle ne devrait être qu'imaginaire, et pourtant elle est réelle. Mais elle est aussi à l'image du capitalisme: elle ne fonctionne que mal, son seul mode de fonctionnement est le dysfonctionnement. Ce qui est fascinant dans la chaise électrique, c'est qu'elle révèle de façon flagrante à quel point la science aime déguiser la barbarie en humanitarisme.

Dans une interview récente, tu affirmes: « Si ça merde depuis 50 ans, c’est qu’on n’a pas su injecter le désir dans les machines, l’ordinateur et la télévision.» Les machines du châtiment en font-elles partie?

En ce moment, il y a un «musée» américain qui propose une machine électrique. Moyennant quelques cents, on s'y assoit, et on reçoit une petite décharge d'électricité (statique, bien sûr). Les gosses adorent ça, leurs parents aussi. Mourir assis est un fantasme moderne, à l'antipode de la mort allongée des Grecs ou de la mort debout des pelotons d'exécution. Mourir assis est ce que l'homme contemporain expérimente tous les jours à son bureau ou devant sa télévision. C'est ça le progrès pour l'humanitarisme américain: ni debout ni couché.

Derrière Howard Hordinary, cet américain moyen et bourreau très ordinaire, héros de ton livre, se cache-t-il une figure dont tu t’es inspiré?

Non. En revanche, au cours de mes recherches, j'ai étudié le parcours de quelques bourreaux, entre autres celui d'Alfred Leuchter, sur qui Errol Morris a réalisé un documentaire passionnant, Mr Death. Leuchter est un pauvre type, sans réelles qualifications scientifiques, fils de bourreau, qui s'est mis à sonner à la porte de tous les couloirs de la mort américains en proposant ses services. Il a voulu améliorer la chaise électrique et en possédait une chez lui. Après ça, il a essayé de mettre au point des chambres à gaz plus performantes, avant de rejoindre les rangs des négationnistes et de mener une croisade aberrante pour prouver que les chambres à gaz n'avaient pu exister pour la bonne raison que les nazis étaient nuls en chimie. Pathétique.

Ton bourreau est à lui tout seul sadomasochiste, entre un sadisme passif et nostalgique et un masochisme actif et en devenir. Que signifie cette ambivalence?

Il n'y a pas d'ambivalence. Personnellement, j'écris pour me fabriquer un corps, et la langue est l'instrument de torture le plus jubilatoire qui soit.

Le bourreau, incarnant la norme, est paradoxalement hanté par les freaks, les déviants qui peuplent ton roman.

Dans mon livre, les freaks sont moins des déviants que des corps bouleversés, des corps hilares pleins de pulsions facétieuses et vicieuses, ils incarnent l'accident qui continue – tandis que Houdini, le magicien, lui, a pris ses distances avec eux pour s'inventer une singularité qui n'est plus d'ordre tératologique, mais magique, spéculaire. Houdini voulait la gloire, et il a dû rompre avec le milieu des dime-museum, des musées de quatre-sous. Il a dû devenir le bourreau de soi-même. Howard, mon héros, est comme Houdini, il a oublié que sa liberté pouvait passer par les hommes sans tronc, sans bras, les femmes à barbe, les déviés. Il suffit de revoir le film de Todd Browning pour s'en convaincre.

Est-ce que la sexualité – telle que la pratique Howard – est une machine à remonter le temps?

Pas à remonter dans le temps, mais à se perdre dans le temps. Baiser pour revisiter les corps quittés, quelle tristesse, c'est le sexe érigé en nostalgie masturbatoire. La sexualité, de toute façon, est une invention politique, destinée à mettre les corps en orbite autour de l'idée consumériste de plaisir. Mais tout le monde sait intuitivement qu'il n'y a en réalité que des corps qui veulent perdre du temps, perdre le temps, perdre pour gagner. Si mon personnage rate sa vie et sa cible, c'est justement parce qu'il attribue des propriétés mnésiques à la sexualité, au lieu de s'en servir pour faire fuir son corps. Il ne voit dans la chaise électrique qu'une machine pour «assis» (au sens rimbaldien), alors qu'elle pourrait lui ouvrir d'autres perspectives, d'autres devenirs. Mais l'idée d'être un babouin l'effraie plus encore qu'une vie de couple pathétique.

Ton roman qui devrait parler de la mort évite pourtant toute morbidité. Comment se fait-ce (sic)?

Ce n'est pas un roman sur la mort, mais sur les différentes vitesses qu'un corps peut endurer pour échapper à lui-même, la mort n'étant dans cette affaire qu'une posture, un court-circuit qui ne débouche sur rien. À mes yeux, c'est un livre comique, une farce, avec des parts d'ombre, bien sûr, mais tout pathétique – tout pathos – reste profondément risible. Houdini est ridicule avec son string et ses chaînes, Edison est ridicule, l'invention de la chaise électrique est une vaste plaisanterie – ils ont grillé des éléphants, des singes, des morses! Plus sérieusement, je suis trop cynique pour être morbide.

On dirait que ton écriture est à haut débit.

J'aime que ça disjoncte quand j'écris. Ça n'a rien à voir avec le délire. C'est juste que la phrase doit connaître des voltages différents, qu'elle ne peut chez moi se développer qu'en se court-circuitant. Une décharge, c'est comme un éclair, ça suit un trajet très précis, un trajet qui n'est pas nécessairement le plus court, mais qui en tout cas se veut le plus violent – mais de quelle violence s'agit-il? Voilà ce que je dois réinventer à chaque fois.

Tu fais confluer le scientisme et la magie comme un art poétique. Pourquoi – et comment – cette fusion ?

La magie, c'est le refoulé de la science. L'un ne va pas sans l'autre. L'un est toujours le passé de l'autre, son cauchemar ou son utopie. De la pierre philosophale à la fission nucléaire, c'est le même «filon» qui court. Repasser par certaines crises scientifiques, c'est explorer une dimension nécessairement magique. Il y a magie chaque fois qu'un corps est soumis à des forces qu'il suppose non-corporelles, chaque fois qu'il cherche un dépassement, un au-delà de sa chair. L'échec qui s'en suit est poésie. C'est le monstre de Frankenstein, c'est le patchwork des sensations recommencées.

Le bourreau fait disparaître en toute légalité les corps vivants. L’illusionniste, lui, (en l’occurrence le grand Harry Houdini) fait disparaître visuellement les corps. Comment t’es venu l’idée de ce rapprochement?

Houdini représente pour moi la figure fantasmatique du criminel. Dans ses numéros, Harry Houdini assumait le rôle du condamné, il s'incarcérait, se menottait, s'enchaînait, se laissait enfermer dans des cuves, des cercueils. Et à chaque fois il se libérait, après avoir risqué (plus ou moins) la mort. Il y a là deux pulsions fortement enchevêtrées: la jouissance de la punition (le corps empêché) et celle de l'évasion (le corps glorieux). C'est une scène christique que Houdini joue et rejoue inconsciemment, décline à l'infini, comme s'il endossait une faute capitale. Mais de quoi Houdini se sentait-il coupable? C'est là un mystère auquel nous n'avons pas accès directement, et il est probable que son drame est d'avoir nié sa judéité pour accéder pleinement au rêve américain. D'une certaine façon, je crois que Houdini dramatise le devenir-américain, qui est fait d'une négation des origines. Le self-made man, c'est l'homme bourreau de lui-même, qui s'escamote et se martyrise pour se réinventer autre. Houdini a tenté d'effacer tout ce qui le rattachait à ses origines, il a falsifié la date et le lieu de sa naissance, a écrit un livre entier pour ridiculiser Robert-Houdin à qui il avait emprunté son nom de scène, s'est marié trois fois avec la même femme (mariage juif, catholique, laïc). S'il est le premier magicien à avoir érigé l'escapologie en art, en spectacle grand public, c'est parce que les foules de Ford et Roosevelt n'attendaient que ça: la vision d'un petit Hongrois se débattant dans sa camisole en risquant l'asphyxie ou la noyade pour devenir américain.

Comment rattaches-tu Chair électrique à tes précédents livres?

Dans Livre XIX, je me suis préoccupé d'un corpus historique et technologique situé entre 1800 et 1871. Avec Chair électrique, je traite une période charnière, allant en gros de 1870 à 1925, même si le personnage principal est contemporain. Dans ces deux livres, j'essaie de suivre à la trace certaines icônes fondamentales, comme le cheval, l'idée panoptique, l'électricité, etc. Dans Livre XIX, je voulais parler de Robert-Houdin, raconter comment le gouvernement français l'avait engagé pour mater la révolte des marabouts en Algérie, mais finalement je ne l'ai pas fait. J'ai voulu revenir sur ce problème politique de la magie, et je l'ai fait très différemment avec Houdini. Dans mon prochain livre, c’est la guerre qui jouera le rôle du corps escamoté.

Un auteur a beaucoup compté pour toi: Antonin Artaud. Il a subi dans son corps et dans son oeuvre les affres de l’électrothérapie. Quelles sont les résonances dans ton roman? Artaud a dit que sa souffrance était «comme un heurt indescriptible d'avortements» – je travaille avec et contre ça.

Et Szuszu dans tout ça?

Dans tout ça: Szuszu.