Philippe Raulet
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Entretien avec Philippe Raulet 
Est-ce qu’on peut dire qu’avec ce livre tu opères un retour à la grande narration romanesque ?
La question qui se pose (en fait qui s’impose) lorsque j’essaie de m’attaquer à un nouveau texte est celle-ci: Quelle voix va parler afin que j’aie la plus grande liberté possible en fonction de ce que je pressens de la matière à venir?... Autrement dit: Qui parle et d’où ça parle?... Comme un réalisateur peut se demander où il va placer sa caméra. C’est-à-dire: Quel regard veut-il avoir sur ce qu’il va montrer? Dans le cas de Pitiés j’avais un canevas préexistant (pour la première fois, si on met de côté Jean Faust, texte de commande), je pouvais dire: «C’est l’histoire d’une famille qui...» Et puisque je me formulais les choses ainsi, le plus évident était donc de confier la parole, non pas à l’un des personnages, mais à un narrateur extérieur. Mais alors, question: Comment raconter (encore) frontalement une histoire sans tomber dans le piège du «faire croire que c’est vrai», lequel conduit, familièrement parlant, à «faire monter la sauce», qu’on le veuille ou non?... Même si cette sauce prend pour registre «le sobre», des phrases courtes, un ton dépouillé donc supposé sincère... En un mot (car il y aurait trop à dire): convention obsolète... D’où ma tentative de réponse (elle n’a rien de nouveau...): Que ce narrateur annonce franchement la couleur. Qu’il ne se cache pas derrière le récit pour en tirer les ficelles. Qu’il avance à vue, en ayant l’air parfois de construire le récit devant nous, et en ne se privant pas de donner à l’occasion son sentiment, ou même d’annoncer la suite. En un mot, sa parole préexiste au récit et le porte. Cela a à voir avec le procédé de certains conteurs et donc, sans doute, avec la tradition orale.
Paradoxalement, cette histoire est née d’un fait divers presque anodin. Est-ce que tu imaginais au départ que cela prendrait de telles proportions?
Non. J’avais un squelette de récit mais pas d’images, sinon la première, dans la cuisine... C’est par l’écriture... Toujours la même histoire: on est porteur de choses que l’on ignore. Et heureusement, sinon pas d’écriture. On n’écrit qu’avec ce qui échappe, ce qui n’est pas encore «là»... Oui, on peut dire que le propos est anodin, encore que... mais bon, sur le plan événementiel, admettons... Un fait divers entendu, il y a longtemps, à la radio. Une de ces brèves qu’on case dans les bulletins, l’été, quand l’actualité est trop creuse. Mais dire «anodin» c’est dire finalement que l’histoire est toujours un prétexte. À quoi? à entendre une parole, une voix. Le corps du livre c’est le langage. Sinon résumer l’histoire, ou dresser la liste des situations, des images, suffirait. Or qu’ai-je dit de Moby Dick si j’en dis que c’est l’histoire d’un type à la jambe de bois qui a un compte à régler avec une baleine blanche?...
On a l’impression que Pitiés renouvelle un genre romanesque devenu quasiment absent, le roman social.
Est-ce à moi à mettre les étiquettes?... Je les trouve terribles... Dans la mesure où, le plus souvent, elles préexistent à la lecture, elles sont collées sur «le produit» avant. Sous-entendu: «Voilà, vous pouvez y aller, vous avez un fil d’Ariane, vous serez moins perdu...» Mon propos n’a jamais été une «peinture sociale», sinon j’aurais été incapable d’écrire la moindre ligne. Que cette histoire, qui est celle d’une fuite en avant et de l’idée (surtout) d’un miracle, parle de la privation, du fait de devoir tout compter, ça, oui... Et que par conséquent (dommage collatéral) il parle de la brutalité d’un ordre étatico-économique sur les moins adaptés à lui (les perdants), ça, oui encore... Mais «perdants» veut-il dire automatiquement «perdus»? D’ailleurs, «perdus» à quoi? à cet ordre?... Tant mieux. À supposer qu’on puisse encore y survivre un peu «à côté»... Et puis, dans ce roman, c’est en quelque sorte une famille idéale et, pour le coup, très riche, question intelligence du coeur... Étiquette pour étiquette, je préférerais «récit édifiant».
D’ailleurs on peut dire que la famille est le personnage principal de ton roman.
Oui, finalement. Mais ce ne fut pas de l’ordre d’un choix. En fait, jamais je ne me suis posé cette question… Dans cette histoire ils sont quatre à fabriquer le drame… et plus si l’on compte les proches, et sans oublier en fond de toile «l’ordre social», acteur, pour ne pas dire «actionneur» Kapital... Mais c’est dire qu’on est, par définition, plusieurs à fabriquer de l’événement (drame, bonheur, qu’importe...). Le personnage principal c’est toujours la trame, le tissu serré (souvent le sac de nœuds) qui lie les individus, et qui les lie aux situations qu’à la fois ils provoquent, subissent, etc. Et l’essentiel est donc ce qui se passe «entre», l’incessant «va et vient» dans lequel «ça» s’entrechoque, rebondit, agit-réagit. C’était là que se situait l’enjeu d’écriture: trouver une voix capable de «circuler librement» là-dedans et, si possible, d’un souffle.
Dans ton écriture l’unité de base n’est plus la phrase (avec sa majuscule et son point final) mais un segment au contour plus flou...
Pas plus flou, non, disons «plus ample», scandé par des virgules, des tirets et des strophes. Et pour la raison que je viens, à l’instant, de donner: Si possible, parler d’un seul tenant, d’un souffle. Selon la loi de l’engrenage, de l’association, du glissement… Le point aurait trop rationnalisé et, d’une certaine façon, trop rassuré: «Voilà, une chose est dite. Maintenant j’en dis une autre...». Familièrement parlant, il aurait «coupé le sifflet» du narrateur, aurait compliqué ou freiné ses entrelacs. Affaire de respiration... Dans un texte, c’est la forme qui pense… Ce n’est pas un jeu de mots... C’est par elle, «au fond», que les choses s’inscrivent, prennent corps. La ponctuation est une convention, un code d’annotation du rythme de la parole. Elle n’a qu’à se plier. Il suffit de voir l’évolution des partitions musicales…
En adoptant le genre mélodramatique, désirais-tu t’affronter aux clichés et aux lieux communs? Et de quelle manière?
Je ne me suis pas dit: j’adopte le genre mélodramatique. Le texte m’a entraîné dans un ton qui a parfois à voir avec ce genre. Est-ce que j’allais le refuser?... Ça aurait voulu dire que le narrateur était mal positionné depuis le début, n’était pas à la bonne distance pour pouvoir user de ce genre sans s’y empêtrer... Et même réponse pour les clichés et les lieux communs... Ils se sont présentés... à cause du ton général, sans doute. Je n’allais pas à tout prix chercher du neuf (lequel est du cliché en puissance)... Bien plus intéressant de voir s’ils résistaient, s’ils «vivaient» dans le tissu du texte. Comme on les entend vivre (ou pas) dans les conversations courantes. Et l’on sait bien que ce n’est pas l’expression en tant que telle qui est en cause... C’est le contexte, ce qui précède, ce qui l’amène. Et c’est aussi ce qui sous-tend la voix... son intention, qui est sa «tension », en fait...
Le titre de ton livre, Pitiés, pose la question du rôle de la compassion dans ton écriture et dans l’écriture en général. Comment l’envisages-tu?
Compassion est un grand mot, mais oui. «Que soit...» comme dit Van Gogh dans ses lettres. A supposer qu’on entende bien ce mot, lequel est en train de s’affaiblir, à cause de la formule «être compatissant», un peu condescendante... La création n’est pas de l’ordre de la démonstration ou de la résolution d’un problème. Il me vient l’expression: «embrasser une réalité»... Ça résonne comme «brasser» (que ce soit la montrer, la démonter, voire la dénoncer violemment) mais avec quelque chose en plus, non?... À mon sens, il faut une foutue dose d’amour ou d’attente de quelque chose (d’autre) de l’humain pour «grincer» comme le font Rimbaud, Lautréamont, les autres... C’est en fait difficile de parler brièvement de cela sans chausser les gros sabots... On arrête là.