Onuma Nemon
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Sur l'écriture de Roman 
PRIÈRE D’INSÉRER

Des écrivains disparus, c’est évident que nous avons perdu la subtilité de l’air que battait leur langue, autant que la qualité de l’ombre de l’auberge de l’Ours, dans Southgate Street à Exeter ; et nous ne les connaîtrons jamais plus.
Cette perte est irrémédiable, vieux frère ! L’érudition peut en instruire le procès mais certainement pas en retrouver la saveur. Que veut dire pour nous, comme frémissement du corps aujourd’hui “l’aube aux doigts de rose”? Du moins il nous en demeure la beauté emblématique.
Or si nous avons fini par admettre parfois des deuils antiques depuis le fond de “la nuit zoologique”, nous hésitons devant de plus proches.

Ainsi le mot “banlieue”, cité ici (dans Roman), une ou deux fois, signifie, en 1956, le rêve et l’automne, et, sous les platanes des boulevards, les longues alignées de meubles en vente et d’objets inutiles : cristaux, sabres. “Banlieue” signifie bonheur d’une arrière-saison, calme, repos, promenades et contemplations ; c’est la banlieue de résidences luxueuses, maisons à grands parcs sur le modèle des villas balnéaires de la plage proche, ces banlieues étant situées justement sur les “barrières” de la ville.
“L’Autre”, par exemple, n’est pas du tout une allusion psychanalytique ; c’est un usage d’apostrophe, qui avait cours dans notre inculte tribu.
La magnifique maison de la fin, dite “Peychotte”, avait été construite à deux pas de la fontaine d’Arlac par un banquier juif : Peixotto, au moment de la Révolution (par laquelle il fut ruiné) sur le modèle de la Maison Blanche à Washington.
C’est devenu pour moi la maison du Phœnyx dans le double sens de l’oiseau qui renaît de ses cendres et de la ville de l’Arizona, et elle a été le point de départ du second roman au titre imprononçable Phœnyx, Styx, X (qui s’est appelé aussi “La Guerre, Avant”), écrit en 1969 à partir d’un fait divers qui s’était passé dans les environs, roman plus éclaté, à “facettes”, qui traitait aussi de l’Asile (X étant le nom de l’interné).

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Il est curieux de voir l’inactualité de ce roman, où il n’est absolument pas question des évènements de 68 où j’étais totalement plongé (il en serait question dans un autre ensemble ultérieur dit des “Adolescents”, construit à partir de notations sur le vif), ni des expérimentations auxquelles je me livrais en matière de théâtre, de radiophonies et d’écriture.
Bien sûr l’intime a souvant ce statut distinct : Newton en dehors de ses expériences faisait aussi de l’Alchimie.
Et l’écrivain qui en 68 n’était plus en état d’isolement, travaillait ailleurs que là où il croyait bouger.
A rebrousse-poil, en “réaction” ? Absolument pas. Il n’y a pas de retour possible. Notre deuil est consommé.
Mais simplement ceci : l’Histoire s’anagrammatise à travers le sujet. Elle ne peut s’énoncer littéralement. Et en même temps, la littéralité qui s’énonce n’est jamais là pour “autre chose”.
Et celui dont on parle se trouve plus encore en pays éloigné !
Donc, il y a peut-être dans Roman un imaginaire de la langue : O. N. écrivait “en 54” ou “en 56”, comme on écrit en javanais ou en tamoul, ou en caslon 12, plutôt qu’avec les outils du jour où l’on se trouvait, sans même l’espoir de rendre mieux compte ainsi de l’histoire de cette époque-là !
En même temps, et pour revenir à l’Alchimie, en raison de la clôture imposée par une forme fixe et de cet autre enfermement (seconde muraille) d’un travail absolument pas destiné à être lu, comporte un degré de concentration jamais retrouvé depuis, comme dans les poèmes “traditionnels” écrits entre 1964 et 1968.

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Cet ouvrage comporte peu d’imagination et les noms n’ont pour ainsi dire pas changé ; on y trouve une des premières apparitions des Voix, avec l’importance faramineuse de la radiophonie qui permettra de jouer des années après le son plutôt que l’image, le livre plutôt que l’objet.
D’autres motifs apparaissent qui seront plus largement étoffés et traités par la suite, tels que le couple des Amants Pauvres (plus tard Léonard & Christine), etc. C’est la reprise des motifs qui approche du diamant énigmatique de l’œuvre, chaque nouvelle coupe donnant en même temps que l’éclat, un nouvel angle et de nouveaux reflets.
Ce n’est pas un “roman familial”, c’est une tentative de “réalisme osseux”, avec parfois des expressions qui pourraient paraître trop élaborées ou historiquement fort datées, des termes rares, mais il ne s’agit que d’une recherche de précision, pour cette nécessité de “coupe” par pans successifs dont on vient de parler, en laissant toutefois aux quelques interrogations sur des sites (St-Michel, le Labo) ou des appareils mystérieux (la Radio), tout le trouble de l’aura vibratoire et de l’inquiétante étrangeté propres à l’enfance. Les réponses qu’on croit y apporter ne viendront que bien plus tard.

À cet unique roman écrit du côté de Nycéphore en 1968, répond en pendant chez Nicolaï, Phœnyx, Styx, X, récit déjà beaucoup plus “éclaté”. “Tuberculose du Roman”, écrit quatre ans plus tard, n’est plus un roman ; c’est une série de nouvelles “emboîtées” autour d’un groupe de folie (comme il y a des “groupes de recherche” en biologie), à savoir la Bande de la Folie-Méricourt en allers-retours à Sainte-Anne et en errances dans le Nord de la France. Tandis que : “Je suis le Roman Mort”, écrit en 91, qui fait partie de la version définitive de la Cosmologie, dite “États du Monde” en décrit le cortège funéraire.
Je songeais au début présenter la succession de ces trois moments de la décomposition romanesque pour moi (ou plutôt de la condition du romanesque aujourd’hui), mais je me suis laissé convaincre par l’insistance amicale attentive de mes éditeurs pour publier cet ouvrage seul, que je ne désavoue absolument pas, comme porte d’entrée à la Cosmologie.
Il ne s’agit donc pas de régression ni d’un artifice post-moderne.

Onuma Nemon, novembre 2008